L'évènement :
Je reprends tout d’abord le récit écrit le jour même sous le coup de la surprise et de l’émotion. Je rêvais, en osant à peine l’espérer, voir un lynx une fois dans ma vie. Mais il était si improbable que ça se passe en plein midi et dans notre jardin que j’ai mis quelques secondes à identifier l’animal. J’étais sortie avec l’idée de surprendre un chat…
" Ce mardi 16 octobre, vers 12h30, nous allions nous asseoir à la table du déjeuner. Des cris de chat ont attiré mon attention, des plaintes comme celles que l’on entend lors d’une bagarre. Avec les matous qui traînent dans le coin, c’est assez fréquent. Mais ces cris m’ont paru, plus plaintifs, bizarres. Il y avait aussi les pies qui menaient un tapage inhabituel dans les arbres. Je suis sortie et j’ai vu au bout de la petite allée ce qui m’a semblé être un gros chat roux inconnu dans le coin tenant dans sa gueule et sous ses pattes un chat noir est blanc que j’ai d’abord pris pour notre Lulu. Je me suis avancée en tapant des pieds pour l’effaroucher, pensant faire lâcher prise à ce gros chat. J’ai continué mon geste sans bien regarder, mais à deux mètres ( !) j’ai bien été obligée de voir son pelage et surtout ses oreilles ! Je n’en croyais pas mes yeux. Un jeune lynx !
Il tenait la tête du chat serrée entre ses mâchoires, un jeune chat de l’année (beaucoup de chats « semi-sauvages » gravitent autour de la maison). Désemparée par les plaintes du minou, j’ai couru appeler mon mari… en pleurant. Lorsque nous sommes revenus à deux, le lynx a battu en retraite vers la haie qui borde le jardin. J’étais trop émue pour penser à prendre des photos. Le petit chat avait une cuisse déchiquetée et les deux yeux crevés. Pour lui éviter des souffrances, mon mari est allé chercher sa carabine pour l’achever de d’un plomb dans la tête. Dur… le matin même, il tentait de le caresser en lui donnant à manger.
Je ne suis pas atteinte de sensiblerie lorsque je songe à la prédation qui règne dans la nature. Il faut que tout le monde mange. Mais là, assister à la mort d’un petit chat à côté de la maison…
Allant rechercher une chaussure que j’avais perdue dans ma course (et retrouvée bien après), nous avons vu le lynx revenir chercher sa proie. Il devait être affamé. Sans méfiance apparente envers nous qui le regardions du coin de la maison à moins de 10 mètres, il s’est approché et a emporté le chat mort vers la haie. C’est seulement à ce moment que j’ai pu faire des photos (zoom équivalent 90 et recadrage, 12h42 – 12h44). "
La suite :
D’après les photos, nous avons estimé la taille de l’animal à 35 cm au garrot. Notre bouquin sur le lynx ayant été rapidement extrait de notre bibliothèque, nous avons supposé qu’il s’agissait d’un jeune de l’année. Mais, dans ce cas, que faisait-il seul ? Les jeunes restent normalement en compagnie de leur mère jusque vers l’âge de 10 -11 mois.
Dès le début d’après-midi, j’ai transmis cette observation exceptionnelle sur le site du réseau Obsnatu avec une des photos ci-dessus. J’ai également raconté cette aventure sur ma page facebook , ainsi que sur celle de la revue La Salamandre. Ayant ensuite vaqué à d’autres occupations (sans pouvoir chasser ces images fortes de mon esprit), je n’ai vu que le soir, en consultant mes mails, les réactions suscitées par mon signalement :
Bonjour,
Cette information est très intéressante mais peut être considérée comme sensible au vu des différents débats existant sur le Lynx. Cet individu doit probablement avoir faim pour venir dans le village chasser du chat. Afin d'assurer une protection de cet individu si celui-ci recommence ou s'il est dénutri, nous avons transmis vos coordonnées au Centre Athenas qui est un centre de recueil d'animaux sauvages blessés. Gilles Moyne du centre va probablement vous contacter.
Vous serait-il possible de nous transmettre votre photo pour archive en haute qualité.
Merci d'avance,
Bien cordialement,
- L'équipe de Obsnatu-la base
Bonjour Brigitte Ruff,
Votre observation de Lynx boréal le mardi 16 octobre 2012 (Chisséria (village) / Chisséria) [Lien direct] a attiré notre attention.
Nous vous informons que par précaution nous avons retiré la photographie du site. Une collègue ayant préalablement pris contact avec vous. Merci de votre compréhension et de votre confiance.
Vous habitez un bien beau village où je vais souvent observer !
Meilleures salutations ornithologiques,
Bonjour Madame !
Merci de votre témoignage autour du jeune lynx. Nous en avons pris bonne note, mais j'ai supprimé vos messages de notre page facebook.
Les lynx fascinent les naturalistes et autres photographes autant qu'ils sont parfois haïs des chasseurs et autres mercenaires de la nature.
De précédentes expériences ont parfois été désastreuses pour la faune lorsqu'un lieu est ainsi parfaitement identifiable, et je ne voudrais pas que votre lynx soit empoisonné, assailli de photographes ou quelque chose du genre.
Je vous remercie donc de votre compréhension et vous invite à une grande prudence quant au partage de ce témoignage surtout s'il est ainsi actuel (sur votre page facebook ou sur des forums). Internet n'est pas consulté que par des gens respectueux...
Hélas, pour le bien de la nature, il faut parfois taire de belles découvertes... j'en sais quelque chose.
Je vous adresse mes meilleures salutations et souhaite longue vie à ce jeune lynx...
Et bravo pour cette belle observation :-)
(La Salamande publiera finalement mon récit dans son numéro de décembre.)
Bonjour,
La LPO vient de me communiquer l'info concernant votre observation et j'ai vu la photo que vous avez prise.
Pouvez-vous me recontacter afin de me préciser les conditions d'observation et les éléments que vous avez pu noter ?
En effet, un tel comportement à cet âge est inhabituel et il n'est pas exclu que ce jeune soit en difficulté, ce qui expliquerait qu'il s'approche des habitations afin de se nourrir. A cette période de l'année, les jeunes sont encore incapables de survivre seuls à l'hiver même s'ils peuvent attraper quelques proies peu méfiantes comme des chats domestiques.
Sous réserve de confirmation de sa situation, nous pourrions alors être amenés à le capturer pour l'élever jusqu'à l'âge de 11 mois et le relâcher ensuite. Dans l'attente, je vous engage à la plus grande discrétion sur cette observation, afin de ne pas risquer de provoquer une disparition définitive.
Cordialement,
Gilles MOYNE
La "traque" :
J’ai donc immédiatement contacté Gilles Moyne qui m’a confirmé qu’il s’agissait bien d’un jeune lynx de l’année âgé d’environ 5 mois et vraisemblablement orphelin. D’après mes photos, il a pu juger qu’il présentait un déficit de poids d’environ 30% ce qui correspond à environ deux semaines d'une nourriture très insuffisante. Il était donc en grande difficulté. De plus, on sait qu’un lynx en pleine croissance et orphelin n’a aucune chance de survivre à l’hiver sans le secours de sa mère, incapable qu’il est de tuer des proies suffisamment grosses pour être assez nourrissantes. Gilles Moyne m’a demandé un récit détaillé et des photos afin d’étayer sa demande d’autorisation de capture (qui doit « remonter » au ministère puis en « redescendre » !). Le but de cette capture est de confier pendant l’hiver le jeune lynx à une mère de substitution (une femelle élevée au centre Athénas) afin de le relâcher dans la nature au printemps, lorsqu’il sera capable de se débrouiller seul et à l’âge où la mère quitte normalement ses jeunes.
J’étais d’une grande naïveté concernant les réactions passionnelles de rejet et de haine que déchaîne la présence d’un prédateur sauvage autour d’un village. Gilles Moyne m’a recommandé la plus grande discrétion. Ayant exposé toute l’affaire sur facebook, j’ai réduit la visibilité de ce récit et photos à mes seuls « amis », qui vivent loin d’ici et sont, à priori, plutôt favorables à la faune sauvage. Aucun risque de ce côté-là. C’est localement surtout qu’il fallait être discret… ce qui a été le cas puisque nos plus proches voisins n’ont connu cette histoire qu’après son dénouement. Une seule personne du village a été mise au courant (ayant vu la cage chez nous) et, on le verra par la suite, ce fut une chance supplémentaire pour la réussite de l’opération.
Dès que possible, l’équipe d’Athénas est venue chez nous installer une cage-piège ainsi que des pièges photographiques pour tenter au minimum de confirmer le passage de l’animal sur ce secteur… et au mieux de la capturer.
Le cuissot de sanglier a été ensuite remplacé par des morceaux plus petits puis par du chevreuil (quartiers provenant d'animaux trouvés morts au bord des routes et congelés dans ce but).
Cette cage est restée chez nous (à trois emplacements différents) pendant plus d’une semaine sans résultat… sauf un gros chat noir les deux derniers matins. Les pièges photo, quant à eux, ont donné : la première nuit un chevreuil, la deuxième nuit un renard… et quelques photos de nous lorsqu'ils étaient également en fonction pendant la journée. Mais je peux témoigner de la passion, de la persévérance et du professionnalisme de l’équipe d’Athénas, toujours là très tôt le matin et parfois tard le soir (le lynx étant un animal aux mœurs crépusculaires) alors que leur journée était également bien chargée… ce qui nous a permis de boire quelques cafés ensemble… et aussi une ou deux bières.
Nous perdions peu à peu l’espoir d’une issue positive lorsqu’un jeune lynx (le même ? les femelles ayant souvent deux petits, il pouvait s’agir de l’autre orphelin de la fratrie) a été signalé à l’autre bout du village. Celui-ci a été aperçu au bord d’une petite route en début d’après-midi par une habitante conduisant ses enfants à l’école. Le hasard a voulu que cela se passe devant la maison de la seule personne au courant de l’histoire et qui donc savait qu’il fallait contacter le centre Athénas. La cage a donc émigré de ce côté-là… pendant plusieurs jours sans succès.
Par la suite, le jeune lynx a été vu en différents endroits autour du bourg d’Arinthod (à 2 km). Extrait du récit du centre Athénas (http://www.athenas.fr/sauvetage-dun-jeune-lynx-a-arinthod-apres-une-course-poursuite-dun-mois/comment-page-1/#comment-2776) : « Aperçu en bord de route devant un bus, puis dans des propriétés d’Arinthod poursuivi par un chien ou encore sur une terrasse, se mirant dans une baie vitrée, ou caché dans une cabane de jardin, il a survécu tant bien que mal grâce aux conditions météorologiques favorables et à l’abondance de chats errants dans le secteur. » L’animal a été notamment aperçu, par l’équipe même, près d’une ferme située au sud du village. Gilles Moyne et son assistante ont pu y observer également une empreinte bien nette marquée dans la boue près du hangar à foin de la ferme. La cage-piège installée à cet endroit n’a une fois de plus pas donné le résultat escompté.
Finalement, c’est à Vogna (encore 2 km plus loin) que le lynx s’est fait à nouveau remarquer en tuant une chèvre. Extrait du récit du centre Athénas : « cette prédation a été réalisée grâce à une concours de circonstances particulières (jeune chèvre de petite taille coincée dans un petit enclos pentu, et sortie de nuit alors que le vent avait ouvert la porte de la bergerie). ». Décidément, ce jeune félin semble doué d’opportunisme et d’une certaine débrouillardise. L’éleveur propriétaire de la chèvre a, comme c’est la procédure normale, contacté l’ONCFS pour faire constater la prédation. L’agent venu sur les lieux n’a pu établir immédiatement de façon certaine que le prédateur était bien un lynx, la méthode employée par cet apprenti chasseur n’ayant pas laissé les marques évidentes et habituelles de la prédation par cette espèce. La chèvre ayant été laissée en place, en tablant sur le fait que le lynx revient plusieurs soirs se nourrir sur la même proie, un piège-photo en infrarouge a été installé pour la nuit. Il a donné des photos très nettes d’un jeune lynx. Gilles Moyne m’a alors demandé de lui renvoyer rapidement pour comparaison cette photo sans compression :
Aucun lynx n’ayant exactement les mêmes tâches sur le pelage, celui-ci a pu être identifié grâce à un ensemble de tâches bien visible sur le milieu gauche du dos de l’animal. Il s’agissait bien de « mon » lynx (ce mon n’est nullement possessif).
A partir de là, l’opération fut rondement menée. La cage-piège placée près de la carcasse de la chèvre a rapidement capturé le jeune lynx le 12 novembre au soir. Fin des péripéties et d’un travail mené par l’équipe d’Athénas sans compter les heures et les kilomètres. Fin d’une période très dangereuse pour le jeune félin, au cours de laquelle sa survie était plus qu’aléatoire. Commence un stress de quelques jours, le temps pour lui de s’habituer à son nouvel environnement… mais c’est pour son bien.
Le résultat :
La suite appartient au centre Athénas :
« Parasité et dénutri malgré ses derniers repas sur la chèvre, il ne pesait que 5,250 kg au lieu de 8 pour un jeune lynx de 25 semaines. Il était par conséquent condamné à relativement brève échéance, en particulier dès que les conditions météorologiques seraient devenues plus rigoureuses. Il sera donc conservé au Centre durant environ 6 mois pour être préparé au relâcher en mai/juin 2013 selon le protocole désormais bien rodé et qui a permis la réinsertion de 4 jeunes en 4 ans. Une demande dans ce sens sera déposée avant la fin de l’année.
Ceci est l’occasion de rappeler qu’il est indispensable pour nous de disposer d’une dérogation de capture permanente, nous permettant d’intervenir dans les plus brefs délais. Dans ce cas précis, 2800 kilomètres, 300 heures de terrain consacrées à la traque et à l’enquête de proximité, et la mort d’un animal de rente auraient pu être évités si nous avions pu dès le 16 octobre au soir entamer une procédure de capture, qui avait à ce moment là de grandes chances de succès.
Cette disposition, que nous demandons depuis plusieurs années fait partie des propositions que nous voulons soumettre dans le cadre d’un plan de conservation de l’espèce. Pour nous soutenir, signez la pétition. »
Gilles Moyne et son assistante Laurane ont pris le temps de venir nous rendre compte de la capture (champagne !) et de me transmettre quelques photos de l’examen vétérinaire du jeune lynx sous sédatif léger :
Les dents de lait sont tombées il y a peu.
38 cm au garrot
Il y a quelques jours, dans une émission documentaire d’Arte consacrée justement au retour du lynx, un intervenant disait que lorsqu’on a eu la chance de voir le lynx pour la première fois, on ne rêve plus que… de le revoir. Je confirme. C’est beaucoup plus que le simple spectacle d’un bel animal, c’est la vie sauvage, la présence d’un grand félin qui devient tout à coup concrète… C’est beau. Et pourtant, je n'ai vu qu'un petit lynx de 5 kg !
Cette aventure restera gravée à jamais dans ma mémoire. Passés les deux premiers jours où je n’ai pu penser à rien d’autre, les images m’en revenant sans cesse, ce lynx a continué à occuper mon esprit pendant tout ce mois de « traque ». Que devenait-il ? S’en sortirait-il ? Des nouvelles nous arrivaient régulièrement grâce aux visites de Gilles Moyne et de Laurane qui trouvaient toujours un moment pour passer par là. La capture a mis fin aux interrogations, mais pas à l’histoire.
J’ai déjà eu l’occasion d’observer beaucoup d’animaux et d’assister à de belles scènes de nature que j’ai toutes gardées en mémoire. Mais je n’aurais jamais cru que la vision fugitive d’un jeune lynx puisse être si fascinante. Ces images continueront à habiter mes pensées pour longtemps. Je suis sous le charme.
Rendez-vous pour le lâcher !